CHAPITRE XIV

 

 

         En regardant par la fenêtre de l’hôtellerie des invités, Fidelma aperçut un cheval qui passait au galop les grilles du rath. Elle terminait le premier repas du jour avec Eadulf. Ils étaient rentrés tard. Dubán avait décidé d’envoyer un deuxième homme pour veiller sur la ferme d’Archú, mais il n’en demeurait pas moins convaincu que l’attaque était à mettre sur le compte des bandits.

Eadulf et Fidelma venaient de commencer de manger quand Dubán et un groupe de guerriers s’étaient mis en route pour une battue dans la campagne, c’est du moins ce que les religieux en avaient déduit. Sur l’insistance de Fidelma, ils avaient gardé pour eux l’apparition de la mystérieuse cavalière. En fait, Eadulf n’appuyait son identification que sur le manteau bicolore qu’elle portait, semblable à celui de Crón pendant l’audience, mais il n’avait pas distingué ses traits.

Quand un tonnerre de sabots avait résonné sur le pont de bois, Fidelma avait juste eu le temps d’entrevoir un cavalier pénétrant au galop dans le rath. Lorsqu’il sauta à terre et courut vers le siège de l’assemblée, elle reconnut Agdae.

— Quoi encore ? grommela Eadulf d’un ton fâché.

Fidelma se rassit et termina tranquillement son repas.

— J’ai le sentiment que la réponse à votre question ne va pas tarder à nous être communiquée.

Et effectivement, quelques instants plus tard, Dignait vint leur demander de rejoindre Crón au siège de l’assemblée. La jeune tanist était très préoccupée.

— C’est au sujet de Muadnat, annonça-t-elle quand ils pénétrèrent dans la grande salle.

Fidelma poussa un soupir.

— Je suppose que notre ami enclin à la chicane accuse maintenant le jeune Archú d’avoir brûlé sa propre grange ?

— Il se pourrait bien qu’Archú soit accusé d’un crime autrement plus sérieux, Fidelma. Mais cette fois-ci, ce n’est pas Muadnat qui portera l’affaire devant une cour de justice. On a découvert son corps pendu à la haute croix d’Eoghan, qui marque l’entrée sur le territoire d’Araglin.

Fidelma ouvrit de grands yeux.

— Si ma mémoire est bonne, cette croix n’est pas située sur la route qui conduit à la ferme de Muadnat mais sur celle qui communique avec la vallée dans la direction opposée. Qui a découvert le corps ?

— Agdae. Le haut pâturage au-delà de la croix lui appartient. Il affirme que Muadnat a quitté la ferme hier après-midi. Tôt ce matin, comme il n’était pas rentré, Agdae est parti à sa recherche et c’est alors qu’il a fait cette macabre découverte. Muadnat allait souvent chasser dans ces collines. Agdae est venu jusqu’ici pour demander du secours et il est retourné sur le lieu du crime avec quelques hommes.

Fidelma fit la grimace.

— Je suppose que Dubán vous a informée de notre visite à la ferme de Muadnat, hier ?

Crón hocha la tête.

— Il semblerait qu’Agdae n’ait pas cru bon de nous indiquer les terres où il savait que Muadnat s’était rendu.

— C’est important ?

— Je l’ignore. Mais hier, Agdae a prétendu ne pas savoir où était passé son oncle. Et ce matin, inquiet de son absence, il se dirige tout droit vers son cadavre.

— Agdae accuse déjà Archú de meurtre.

— Pour quelles raisons ?

— Parce qu’il était le seul ennemi de Muadnat en Araglin. Il prétend qu’Archú, par votre intermédiaire, a fait porter le blâme de l’attaque sur Muadnat, hier.

— Ce n’est pas tout à fait exact.

Fidelma se tourna vers Eadulf.

— Nous ferions bien de nous rendre sur place.

Eadulf hocha la tête puis se tourna vers la tanist.

— Dans combien de temps Dubán sera-t-il de retour ? Nous pourrions avoir besoin de ses services pour protéger Archú des accusations non fondées d’Agdae.

Crón parut ennuyée.

— Tout cela ne concerne en rien les meurtres de mon père et de ma tante. Ne devriez-vous pas vous consacrer à découvrir leur assassin, puisque vous affirmez maintenant qu’il ne s’agit pas de Móen ? Même si à mon avis vous aurez un long chemin à parcourir avant de persuader le peuple d’Araglin de son innocence.

Bien qu’il lui en coûtât, Fidelma demeura impassible.

— Quand on mène une enquête, Crón, mieux vaut garder un esprit ouvert. Les secrets en Araglin se multiplient. On m’a raconté des mensonges. Et qui me dit que la mort de Muadnat n’est pas reliée aux meurtres d’Eber et Teafa ? Si vous détenez des informations que vous ne m’avez pas encore communiquées, peut-être serait-il temps de réparer cet oubli.

Fidelma eut la satisfaction de lire l’incertitude et la peur sur le visage de la jeune femme.

— Mes observations étaient dictées par la logique, n’allez pas en déduire que je vous cache quelque chose, répondit-elle d’un air faussement détaché. Si vous estimez de votre devoir de vous rendre à la grande croix, très bien, mais il me semble que vos investigations traînent en longueur.

— Mes investigations prendront le temps qu’il faut, les gens doivent se montrer patients.

— Justement, Agdae pourrait bien refuser de patienter. Il a juré de retrouver Archú et de se venger.

Fidelma lui adressa un regard aiguisé.

— Je ne saurais trop vous conseiller d’envoyer Dubán contenir la colère d’Agdae. Peut-être même qu’on devrait amener Archú et Scoth au rath pour assurer leur protection.

— Agdae était un parent de Muadnat, tout comme moi. Il ne laissera pas son meurtrier échapper à la justice, lança Crón d’un ton glacial.

— J’entends bien, mais rassurez-vous, nous retrouverons son assassin, quels que soient son sexe et son identité.

Sur ces mots, Fidelma tourna les talons et sortit à grands pas de la salle, Eadulf à ses côtés. Bientôt, ils chevauchaient à vive allure vers la scène du drame.

Le jeune guerrier Critán était déjà là en compagnie de deux hommes robustes, des paysans si on en jugeait par leur physionomie. Ils s’apprêtaient à décrocher le corps de Muadnat, pendu par une corde passée à l’intersection des deux barres de la croix, pour le charger sur un âne. Les pieds de Muadnat pendaient à quelques pouces du sol et Fidelma remarqua aussitôt sa chemise trempée de sang.

Un des laboureurs s’apprêtait à dresser une échelle contre la croix quand il aperçut Fidelma et Eadulf. S’interrompant dans son travail, il grommela quelque chose à l’intention de ses compagnons qui se retournèrent et firent face aux deux religieux.

— Vous n’êtes pas les bienvenus ici, déclara le jeune Critán avec arrogance.

Sans s’émouvoir, Fidelma sauta à terre.

— Cela n’a aucune importance, lança-t-elle avec calme.

À son tour, Eadulf glissa de sa monture, prit les rênes de l’étalon de Fidelma et alla attacher les chevaux à l’écart.

Crítán se tenait les mains sur les hanches et fixait Fidelma avec ressentiment. A l’évidence, il ne lui avait pas pardonné de l’avoir humilié.

— Partez d’ici, femme. Vous avez par deux fois donné raison à Archú dans ses querelles avec Muadnat. Maintenant, vous voyez où cela nous a menés. Cette fois, Archú ne s’en sortira pas comme ça. Pas plus que cette créature du diable avec laquelle vous conspirez pour ne pas lui faire porter les meurtres d’Eber et de Teafa.

Fidelma se tenait au milieu du chemin, les mains sagement croisées devant elle. Elle souriait.

— Je suis une avocate des cours de justice des cinq royaumes, Crítán, dit-elle d’un ton aimable. Dois-je comprendre que vous me menacez ?

L’arrogance alliée à l’inexpérience eut raison de l’esprit rusé du jeune homme qui releva le menton.

— Vous êtes en Araglin. Ici, vous ne jouissez pas de la protection de votre église ou des guerriers de votre frère.

Quel ne fut pas son trouble lorsqu’il vit le sourire de Fidelma s’élargir !

— Je n’ai nul besoin qu’ils appuient mon autorité en ces lieux, susurra-t-elle.

Jusqu’à présent, les deux paysans, qui hésitaient sur la conduite à suivre, avaient laissé Crítán s’exprimer en leur nom. Mais celui qui tenait l’échelle, estimant que le jeune guerrier était allé trop loin dans ses menaces, s’avança de quelques pas.

— Il est vrai que votre présence nous dérange, ma sœur, dit-il d’une voix respectueuse. Notre parent...

Il désigna le cadavre d’un geste du pouce.

— ... a été assassiné et nous savons qui doit payer pour ce forfait. Mieux vaut que vous restiez à l’écart de tout cela.

— Vous avez décidé de l’identité du meurtrier de Muadnat et résolu de le châtier avant même de savoir s’il est coupable ou non, intervint Eadulf. Pourquoi ne pas attendre d’avoir trouver le vrai coupable ?

— Vous, Saxon, on ne vous a rien demandé ! glapit Crítán. Et maintenant déguerpissez. C’est un avertissement que je ne répéterai pas.

Fidelma le contempla d’un air rêveur. Un mauvais signe pour ceux qui la connaissaient bien, comme Eadulf. Elle avait remarqué le visage enflammé, les yeux brillants, les gestes dramatiques et l’élocution trop précise du jeune homme qui ce matin-là avait bu pour se donner du courage.

— Je veux bien vous pardonner vos manières grossières pour cette fois, Crítán. Je les mettrai sur le compte de la jeunesse et de l’inexpérience. Je vais examiner le corps de Muadnat, comme ma fonction m’en donne le droit.

Crítán, déconcerté par l’attitude de Fidelma que ses gesticulations n’avaient pas intimidée, jeta un coup d’œil à ses acolytes qui semblaient embarrassés. Pour la seconde fois, il se sentit humilié.

— Ces hommes sont des parents de Muadnat, s’obstina-t-il. Et nous vous empêcherons d’infléchir la loi pour permettre à Archú d’échapper à notre justice.

— Sont-ils les témoins de ce meurtre ?

Elle se retourna vers l’homme à l’échelle.

— Vous, dit-elle en pointant un doigt sur lui, avez-vous vu Archú assassiner Muadnat ?

L’homme rougit.

— Non, bien sûr que non, mais...

— Et vous ? dit Fidelma en se tournant vers l’autre laboureur.

— Qui d’autre, à part Archú, aurait pu commettre cet acte ? répliqua-t-il d’un ton hargneux.

— Voilà ce que la loi doit éclaircir avant que vous ne passiez votre colère sur un garçon qui est peut-être innocent.

Crítán éclata d’un rire cynique.

— Vous êtes très douée pour jouer sur les mots, femme. Mais on vous a assez entendue. Fichez le camp d’ici avant que je vous y oblige.

Il porta la main à son épée.

Eadulf s’avançait quand Fidelma le retint avec fermeté par le bras.

— Oseriez-vous menacer une dame ? gronda Eadulf. Qui plus est une religieuse ?

Le jeune homme brandit son épée, le visage cramoisi et les yeux étincelants de colère.

— Reculez, Eadulf, le prévint Fidelma.

Le paysan à l’échelle paraissait très nerveux. Des intimidations verbales ne prêtaient pas trop à conséquence, mais des menaces physiques contre une religieuse et une avocate des cours de justice ne présageaient rien de bon.

— Peut-être ferions-nous mieux de la laisser examiner le corps ? proposa-t-il d’un air anxieux.

À l’idée de perdre la face devant Fidelma, le garçon redoubla d’insolence.

— Ici, c’est moi qui donne les ordres !

— Crítán, intervint le second paysan, non seulement elle appartient à un monastère mais...

— Elle est celle dont la langue de serpent a permis à Archú d’usurper ce qui revenait de droit à Muadnat. Et elle est aussi responsable de sa mort !

— Crítán ! s’écria Fidelma d’une voix claire. Abaissez votre épée et allez dormir au rath où vous purgerez les effets de l’alcool. Vous êtes ivre. Mais je suis prête une fois de plus à ne pas vous en tenir rigueur.

Le jeune homme se mit à trembler de rage.

— Si vous étiez un guerrier !... hurla-t-il.

Fidelma plissa les paupières.

— Si vous désirez vraiment m’affronter, je ne laisserai pas ma condition de femme vous en empêcher.

— Crítán ! s’écria l’homme à l’échelle tandis que le garçon levait son épée et avançait de quelques pas vers Fidelma, qui leva la main pour le faire taire et fit signe aux autres de ne pas bouger.

Elle se tenait jambes écartées et bras détendus. Quand elle parla, sa voix était douce et sifflante.

— Vous avez dépassé les bornes, mon garçon. La jeunesse et la boisson ne sont plus une excuse. Si vous voulez utiliser votre épée, allez-y. Même une vieille courbée par les ans l’emporterait sur un gamin de votre espèce.

Ces paroles, destinées à exaspérer Crítán, atteignirent leur but.

Il poussa un hurlement de fureur et chargea. Tenté de s’élancer pour défendre Fidelma, Eadulf se força à ne pas intervenir, présumant ce qui allait arriver. A Rome, il avait déjà été témoin de ses talents dans la discipline du troid-sciathagid, le combat par la défense. Elle lui avait raconté que lorsque les religieux irlandais partaient pour des contrées lointaines afin d’y prêcher la bonne parole, ils se retrouvaient souvent seuls et vulnérables ; comme ils refusaient de porter des armes, ils avaient élaboré une forme de défense à mains nues.

La cause fut entendue en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Le garçon bondit, l’épée levée, et un instant plus tard il gisait sur le dos dans la poussière, tandis que Fidelma posait un pied ferme sur le poignet de la main qui avait tenu l’arme. Crítán avait volé par-dessus l’épaule de la religieuse qui avait à peine bougé. Le principe de cette science consistait à utiliser la force de son adversaire pour le déstabiliser. Assommé, le garçon luttait pour reprendre sa respiration tandis que les deux paysans contemplaient leur compagnon d’un air ébahi.

Eadulf ramassa l’arme. Critán sentait l’hydromel à plein nez et le moine secoua la tête d’un air entendu.

— Plures crapula quam gladius. Et comme vous ne comprenez pas le latin, je vais traduire pour vous. L’ivresse tue davantage que l’épée.

Fidelma se tourna vers un des laboureurs.

— Vous, je vous charge de ramener ce garçon au rath. Quand il aura recouvré ses esprits, informez-le que ses prétentions à la fonction de guerrier sont réduites à néant. Faites part de ma décision à votre tanist. Il pourra travailler la terre ou garder les troupeaux, mais il lui sera interdit de porter une arme dans le royaume de Muman.

Le paysan remit le jeune homme éméché sur ses pieds, puis il voulut récupérer l’épée que tenait Eadulf mais Fidelma s’interposa.

— Les couteaux tranchants ne sont pas des jouets pour les enfants.

Derrière elle, l’homme à l’échelle regarda son acolyte qui traînait Critán sur le chemin et il murmura :

— Ne m’associez pas à la folie de ce garçon, ma sœur. Je ne recherche que la vérité.

Sans répondre, Fidelma lui fit signe de l’aider à poser l’échelle contre la croix, et elle y grimpa pendant qu’Eadulf la maintenait en place.

La gorge de Muadnat avait été tranchée d’un geste adroit et la tête à moitié séparée du corps, selon la méthode utilisée pour tuer un animal. L’épanchement de sang indiquait que la corde avait été passée au cou du supplicié après, puis qu’on avait accroché le cadavre à la croix. Le couteau ayant servi à infliger la blessure fatale avait disparu.

— Vous pouvez disposer de la dépouille, dit Fidelma en redescendant.

Eadulf aida le paysan à décrocher le corps, qui pesait son poids, pendant que Fidelma tournait autour du calvaire, les yeux fixés sur le sol.

— Eadulf ! s’écria-t-elle soudain.

Le moine la rejoignit. Elle lui montra des brins d’herbe éclaboussés de sang, et il s’agenouilla près d’une plante aux larges feuilles qu’il examina plus attentivement.

— Vous croyez qu’on l’a tué ici même ? demanda-t-il.

— Cela me semble une supposition raisonnable. Vous ne remarquez rien d’autre ?

Eadulf, qui s’apprêtait à se relever, marqua une pause et poussa un cri de surprise.

— Alors ?

— J’ai trouvé une touffe de cheveux roux.

Il la posa dans le creux de sa main.

— Vous croyez qu’elle est liée au meurtre ?

— En tout cas, elle a été arrachée à un cuir chevelu, on voit les racines.

Fidelma prit la touffe et la rangea avec soin dans son marsupium.

— Et maintenant, nous ferions bien de rentrer au rath. Il faut que je questionne Agdae.

Elle pinça les lèvres.

— À ce propos, pourquoi n’est-il pas ici ?

Elle se tourna vers le paysan qui attachait le corps de Muadnat sur le dos de l’âne.

— Agdae est-il revenu après qu’il fut parti chercher de l’aide au rath ?

— Non, ma sœur. Il nous a chargés de ramener la dépouille de Muadnat chez lui. Je crois qu’il s’est lancé à la poursuite d’Archú.

Fidelma leva les mains au ciel.

— Vous m’avez bien dit que vous étiez un parent de Muadnat ?

L’homme hocha la tête.

— Oui, mais la plupart des gens ici sont apparentés, et cela vaut aussi pour la tanist.

— Pourquoi Muadnat avait-il une aussi piètre opinion d’Archú, son cousin germain ?

— Il détestait son père, un étranger, répondit aussitôt le paysan. Muadnat estimait qu’Artgal avait usurpé l’affection de sa parente, Suanach.

— Usurpé l’affection de Suanach, dites-vous ? Voilà une expression des plus étranges, qui suppose qu’on a détourné cette femme de quelqu’un. Aurait-on forcé sa volonté quant au choix de son époux ?

L’homme parut mal à l’aise.

— Muadnat avait arrangé son mariage avec Agdae, mais Suanach l’a éconduit car elle était très éprise d’Artgal.

— Donc il faut chercher la raison de la querelle dans la vision déformée qu’avait Muadnat de cette relation ?

— Sans doute. Mais ce n’est pas bien de dire du mal des morts.

— Dans ce cas, concentrons-nous sur les vivants et efforçons-nous de les protéger de l’injustice.

— À vous en croire, Archú pâtirait des sentiments hostiles que Muadnat portait à son père, s’étonna Eadulf. Voilà une attitude des plus mal fondées.

Le paysan parut gêné.

— Sans doute, mais cela ne justifie pas qu’Archú ait tué Muadnat, s’obstina-t-il.

— Et vous êtes toujours convaincu qu’il a commis ce crime ?

— Agdae l’affirme.

— Cela rend-il pour autant son hypothèse valide ? D’après ce que vous nous avez raconté, Agdae a autant de raisons que Muadnat de détester Archú, sinon plus.

— Agdae, qui est non seulement le neveu de Muadnat mais aussi son fils adoptif, ne connaît-il pas la vérité mieux que personne ?

— Son fils adoptif ? s’exclama Fidelma. Donc Muadnat n’a pas d’enfants à lui ?

— Pas que je sache. Il a élevé Agdae depuis l’enfance.

— C’est donc Agdae qui va hériter de sa ferme ?

— Sans doute.

Fidelma s’avança vers son cheval.

— Je vous charge de ramener le corps à la maison de Muadnat. Si vous voyez Agdae avant moi, prévenez-le de ne pas se livrer à des actes qui amèneraient sur lui les foudres de la loi. Cet avertissement vaut également pour vous.

Eadulf monta en selle et la rejoignit.

— Et maintenant, où allons-nous ? demanda-t-il alors qu’ils redescendaient la colline.

— Chez Archú, bien sûr.

— Mais vous croyez que ce décès est lié à celui d’Eber ou de Teafa ?

— Ne vous semble-t-il pas bizarre que cette riante vallée d’Araglin, qui n’a connu aucune mort suspecte depuis des années, soit soudain le théâtre d’autant de drames ? Des fermes autrefois bien protégées sont attaquées, les voleurs ne s’emparent que de quelques têtes de bétail à chaque fois, puis surviennent les morts violentes d’Eber, de Teafa, de Muadnat et d’un quatrième homme non identifié. Je ne crois pas aux coïncidences, Eadulf.

Elle enfonça les talons dans les flancs de son cheval qui partit au trot.

— Allons vite rejoindre Archú, cria-t-elle à son compagnon, au cas où Agdae mettrait ses menaces à exécution !

Le moine peinait à maintenir l’allure imposée par Fidelma, qui était une cavalière émérite. Ils longèrent la rivière jusqu’à la maison de la prostituée Clídna, puis entreprirent l’ascension des collines escarpées jusqu’à la vallée du Black Marsh en forme de L, le domaine de Muadnat.

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Fidelma avait pratiqué l’équitation. Son cheval répondait à la moindre pression qu’elle exerçait sur lui, comme si elle le dirigeait par la pensée. Fidelma adorait chevaucher en liberté, parcourir la campagne, et les sentiers abrupts lui avaient toujours procuré une saine excitation. Penchée sur l’encolure de son étalon, la brise soufflant dans ses cheveux, le bruit des sabots répondant aux rythmes de son corps, elle se laissa bercer dans un état méditatif des plus agréables.

Enfin elle respirait, loin du monde mesquin de la vindicte humaine, comme si elle ne faisait plus qu’un avec la nature et la douceur de ce début d’été, humant les odeurs des bois et des champs, le visage offert au soleil. Elle ferma brièvement les yeux, envahie par un pur plaisir sensuel.

Puis elle se reprit avec un curieux sentiment de culpabilité.

Des gens étaient morts et elle était investie du devoir de découvrir leurs assassins.

C’est alors qu’elle distingua deux cavaliers qui venaient à leur rencontre. Dubán et un de ses hommes.

Elle tira sur les rênes de sa monture et Eadulf la rejoignit. Elle allait interpeller Dubán quand il la prit de court.

— J’ai déjà été informé de la nouvelle, ma sœur. Crón m’a envoyé un messager et j’ai laissé deux de mes gardes avec Archú et Scoth. Ils refusent de quitter leur ferme, mais ils sont en sécurité.

— Vous n’auriez pas croisé Agdae, par hasard ?

— Non, mais cela m’étonnerait qu’il tente de nuire à Archú sachant que mes hommes sont avec lui. Sa colère lui passera, il reviendra à la raison et comprendra que ce garçon n’est pas responsable de la mort de Muadnat.

Fidelma parut perplexe.

— Vous paraissez bien sûr de vous. De mon point de vue, il est impensable qu’Archú soit coupable de ce crime.

— Je sais qu’il est innocent, déclara Dubán d’un ton solennel.

Fidelma haussa les sourcils.

— D’où tenez-vous pareille certitude ?

— N’y voyez pas mystère. Souvenez-vous qu’hier, j’ai laissé deux de mes hommes avec Archú et Scoth, et ils se portent garants qu’ils n’ont à aucun moment quitté la ferme.

Fidelma eut un sourire contrit.

— Je suis bien sotte de l’avoir oublié ! Voilà qui nous épargnera la peine d’avoir à prouver l’innocence d’Archú. Il ne nous reste plus qu’à découvrir le vrai coupable.

— Je retourne au rath, annonça Dubán. Je suis surpris que Crítán ne vous ait point escortés. Ce matin, je lui avais confié la responsabilité des gardes.

Fidelma lui raconta ce qui s’était passé et Dubán ne parut pas étonné outre mesure.

— Il est rongé par l’ambition et ignore le dévouement. Au fond de moi-même, je me doutais que ce garçon n’avait pas l’étoffe d’un guerrier.

— Il en possède les aptitudes sans en avoir la moralité. Il me fait penser à une flèche dont on ne contrôle pas la trajectoire.

— Mon expérience m’avait déjà soufflé qu’il tournait mal. J’en discuterai avec Crón.

— Je ne doute pas qu’elle vous écoute et suive vos conseils.

Dubán plissa les paupières et étudia le visage énigmatique de Fidelma.

— Je ne suis pas idiote, dit-elle enfin.

— Je ne vous ai jamais considérée comme telle, protesta Dubán.

— Alors à l’avenir, souvenez-vous-en. Et dites à Crón que parler vrai est encore le plus simple. Mieux vaut la vérité qu’une demi-vérité ou un authentique mensonge.

Puis elle fit un geste à Eadulf et poursuivit sa route.

— Maintenant qu’ils ont disparu, dit plus tard Eadulf, expliquez-moi quelle est la signification à donner à cet échange.

Fidelma arrêta son étalon.

— Je plantais une graine, admit-elle d’un ton enjoué. Il serait temps que les fausses pistes et les déclarations mensongères le cèdent à la réalité.

— Mais ce faisant, n’avez-vous pas averti Crón et Dubán que vous les soupçonniez d’être impliqués dans ces manipulations ?

— Parfois, pour faire sortir le renard, vous devez enfumer son terrier.

— Donc vous attendez leur réaction ?

— Oui, je le reconnais.

Eadulf émit un reniflement désapprobateur.

— Cette pratique peut se révéler dangereuse car quand un renard est acculé, il lui arrive d’attaquer les chasseurs. Et puis où allons-nous, Fidelma ? Archú ne peut rien nous apprendre que nous ne sachions déjà.

— Pour tout vous avouer, j’aimerais beaucoup voir où mène la piste que vous avez repérée hier.

Eadulf parut inquiet.

— Ne vaudrait-il pas mieux être accompagnés ? Et si ce sentier menait au repaire des voleurs de bétail ?

Fidelma lui sourit.

— Ne craignez rien, Eadulf, je n’ai nulle intention d’aller me jeter dans la gueule du loup.

— Ce ne sont pas vos actions délibérées que je crains, mais votre impétuosité incontrôlée, grommela Eadulf.

Pour la première fois depuis longtemps, elle éclata d’un rire joyeux. Ils étaient maintenant arrivés sur la partie du sentier qui dominait les terres de Muadnat et Fidelma examina le paysage avec attention.

— Je ne voudrais pas que l’on nous observe, expliqua-t-elle.

— Difficile alors qu’il nous faut passer entre les bâtiments de la ferme, fit observer Eadulf.

Fidelma pointa un doigt.

— Au-delà de ces champs, une petite dépression traverse la vallée. Je crois qu’il s’agit d’un ruisseau ou d’un fossé de drainage. Ici et là, on aperçoit les buissons qui marquent son parcours. Si nous parvenons jusque-là, nous éviterons d’éveiller l’attention des curieux, et rejoindrons le sentier de l’autre côté de la combe.

Eadulf montra un enthousiasme modéré pour ce projet mais, comprenant que Fidelma était déterminée, il insista pour prendre les devants, et laissa son cheval trouver sa voie dans la pente caillouteuse. Ils longèrent des champs cultivés et se dirigèrent vers les fourrés et les bouquets d’arbres. Fidelma avait raison, la dépression dissimulait un torrent, qui à certains endroits ne dépassait pas six pieds de large. Ils le suivirent, dissimulés aux regards, remontèrent vers la lumière et se glissèrent derrière les bâtiments. Au-dessous d’eux, il n’y avait personne dans les champs ou autour des granges. Puis ils abordèrent la deuxième piste et commencèrent leur ascension des collines au nord.

— Avec toutes ces traces de sabots d’ânes et de chevaux, comment peut-on affirmer que ce sentier n’est pas fréquenté ? dit Fidelma après quelques instants. On distingue même les empreintes de roues de charrette. En bas, c’est assez caillouteux mais ici, la terre est plus abondante.

Le religieux saxon parut inquiet.

— Ne vaudrait-il pas mieux revenir visiter cet endroit avec des guerriers de Dubán ?

Pour toute réponse, Fidelma le foudroya du regard.

Le chemin qui montait en lacet les amena bientôt de l’autre côté de la colline.

— Avez-vous remarqué la position du soleil ? dit Eadulf.

— Oui, voilà un sentier très tortueux et nous tournons maintenant le dos à la ferme de Muadnat.

Beaucoup plus intéressant, le sentier avait été nivelé et il ne grimpait plus. Ils continuèrent à progresser vers l’est, puis virèrent brusquement vers le sud et se retrouvèrent sur un haut plateau.

— On dirait que nous avons parcouru un cercle, s’étonna Fidelma.

Eadulf sourit.

— Ce chemin que nous avons pris est situé parallèlement à la partie de la vallée où vit Archú et si nous grimpions cette élévation à droite, nous dominerions ses terres. On apercevrait même sa maison.

Ils avaient parcouru un demi-mile quand ils pénétrèrent dans une zone boisée qui s’étendait jusqu’au sommet des collines. Ils s’arrêtèrent en lisière de la forêt où la route s’élargissait. Des ornières marquaient le passage de roues de charrette.

— Mieux vaut retourner au rath, grommela Eadulf, sinon nous allons nous laisser surprendre par la nuit.

— Juste encore un peu, l’adjura Fidelma. Il me semble...

Elle s’arrêta brusquement et sauta à bas de son étalon.

— Vite, il faut cacher les montures et nous continuerons à pied.

Eadulf céda à ses instances et, une fois les chevaux à l’abri, ils suivirent un chemin parallèle à la piste.

Avant peu, ils arrivaient en vue d’un espace dégagé et un bruit sourd les fit sursauter. Quelqu’un coupait du bois. Ils s’arrêtèrent au bord d’une clairière à flanc de coteau.

Quelques rochers granitiques affleuraient çà et là et le vent soufflait dans les hautes herbes. Des chevaux et des ânes, de petits animaux robustes, broutaient dans un enclos improvisé, délimité par des cordes. Non loin, près d’un chariot, un feu avait été allumé. Un morceau de viande y cuisait à la broche, et la graisse qui en tombait crépitait dans les flammes. Des hommes déambulaient, chacun occupé à quelque tâche. Fidelma les examina avec attention.

Elle posa une main sur le bras d’Eadulf et désigna un autre enclos, un peu plus loin, qui retenait des vaches ruminant paisiblement, indifférentes au sort réservé à celle qui allait être dévorée à belles dents.

En hauteur, on entrevoyait l’entrée d’une caverne, suffisamment haute pour permettre le passage d’un homme, et protégée par une avancée de roches grises et vertes, en forme de dôme, qui en obscurcissait l’accès.

La mystérieuse piste n’allait pas plus loin. Ils avaient découvert le repaire des voleurs de bétail.

Fidelma et Eadulf se regardèrent. Eadulf semblait perplexe mais Fidelma, qui avait observé certains des outils déposés près du chariot, commençait à y voir plus clair. Ils s’apprêtaient à battre en retraite quand un solide gaillard émergea de la caverne, bâilla et s’étira longuement.

Il avait une barbe et une chevelure rousses.

Les deux religieux n’eurent aucun mal à reconnaître l’affreux Menma, chef des troupeaux du rath d’Araglin.